Ne pas réaffecter une travailleuse à la suite d’une demande de retrait préventif en raison de sa grossesse peut-il être retenu contre vous ? La Cour d’appel a récemment statué sur la question.
Les faits
La travailleuse exerce un emploi de sergente de patrouille au Service de police de la Ville de Québec.
Le 23 décembre 2020, la travailleuse remet à son employeur un certificat médical confirmant sa grossesse et demandant sa réaffectation à des tâches qui ne comportent pas de dangers physiques pour elle-même ou pour son enfant à naître.
Le 8 janvier 2021, la travailleuse demande expressément à son employeur d’être réaffectée.
Le 13 janvier 2021, l’employeur l’informe qu’elle ne sera pas réaffectée à d’autres tâches. Cette position sera réitérée le 10 février 2021.
Entretemps, le 8 février 2021, la Commission rend une décision qui reconnait l’admissibilité de la travailleuse au programme Pour une maternité sans danger.
Le 10 février 2021, la travailleuse dépose une plainte sous l’article 227 à la Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail (ci-après CNESST) au motif qu’elle croit avoir été l’objet de mesures discriminatoires ou de représailles en raison de sa demande express d’être réaffectée en raison de sa grossesse.
Le 29 avril 2022, la CNESST déclare la plainte de la travailleuse irrecevable.
La travailleuse conteste cette décision auprès du Tribunal administratif du travail, d’où la présente saga qui nous mène jusqu’à la Cour d’appel du Québec.
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Nous pouvons deviner que l’enjeu derrière cette plainte est avant tout financier. En effet, les indemnités de remplacement du revenu correspondent à 90 % du revenu net sous réserve de la limite imposée par le salaire maximum assurable en vigueur à la CNESST[1]. Lors d’une réaffectation, une travailleuse touche son plein salaire.
Les conditions d’exercice du recours sous l’article 227 de la LSST
L’article 227 de la Loi sur la santé et la sécurité du travail (LSST) énonce ce qui suit :
Le travailleur qui croit avoir été l’objet d’un congédiement, d’une suspension, d’un déplacement, de mesures discriminatoires ou de représailles ou de toute autre sanction à cause de l’exercice d’un droit ou d’une fonction qui lui résulte de la présente loi ou des règlements, peut recourir à la procédure de griefs prévue par la convention collective qui lui est applicable ou, à son choix, soumettre une plainte par écrit à la Commission dans les 30 jours de la sanction ou de la mesure dont il se plaint.
Pour pouvoir valablement déposer une telle plainte, un travailleur doit remplir les conditions suivantes :
- Être un travailleur au sens de la LSST ;
- Avoir fait l’objet d’un congédiement, d’une suspension, d’un déplacement, de mesures discriminatoires ou de représailles ou de toute autre sanction;
- Avoir exercé un droit ou une fonction qui lui résulte de la LSST ou des règlements;
- Avoir déposé la plainte dans les 30 jours suivant la sanction;
- Avoir opté pour la plainte 227 en lieu et place du grief.
Il importe de rappeler que cette plainte doit être soumise par écrit à la Commission dans les 30 jours de la sanction invoquée. Une copie de ladite plainte doit être remise à l’employeur.
La décision du Tribunal administratif du travail[2]
En l’espèce, le véritable litige est de savoir si la travailleuse a oui ou non été victime d’une sanction et/ou d’une mesure de représailles à la suite de l’exercice de son droit au retrait préventif en raison du fait que son employeur a refusé de la réaffecter.
Rappelons que la travailleuse est alors couverte par la CNESST.
Après analyse, le TAT a conclu que la plainte sous l’article 227 de la LSST produite par la travailleuse est irrecevable puisque le régime de retrait préventif de la travailleuse enceinte se limite au droit d’être retirée préventivement du travail.
Autrement dit, selon le juge saisi du litige, les articles 40 et 41 de la LSST[3] n’accorde pas aux travailleuses un droit à la réaffectation.
En conséquence, le fait que l’employeur ait refusé de la réaffecter ne peut pas constituer une sanction. Ainsi, les conditions d’exercice du recours ne sont pas remplies, d’où sa conclusion défavorable à la travailleuse.
La décision de la Cour supérieure[4]
Insatisfaite de la décision du TAT, la travailleuse dépose un recours exceptionnel, soit une requête en révision contre la décision TAT-1.
Le Tribunal statue que l’analyse doit s’effectuer selon la norme de la décision raisonnable :
« [39] Une décision raisonnable est à la fois fondée sur un raisonnement intrinsèquement cohérent et est justifiée à la lumière des contraintes juridiques et factuelles qui ont une incidence sur la décision :
[99] La cour de révision doit s’assurer de bien comprendre le raisonnement suivi par le décideur afin de déterminer si la décision dans son ensemble est raisonnable. Elle doit donc se demander si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle-ci. »
La Cour supérieure a conclu que la décision du TAT était déraisonnable.
S’appuyant sur une décision de la Cour d’appel, soit l’affaire Dionne[5], la Cour supérieure rappelle qu’un employeur ne peut tout simplement refuser de considérer une demande d’affectation. Il a l’obligation de procéder à un véritable exercice afin de déterminer si l’affectation demandée par la travailleuse enceinte est possible :
« [97] Pour le Tribunal, l’arrêt Dionne ne peut être interprété que comme nécessitant une réponse de l’employeur, à la suite d’une demande d’affectation, qu’elle soit négative ou positive. Il n’a certes pas l’obligation de réaffecter. Par contre, cette réponse doit pouvoir faire l’objet d’un examen dans un contexte où la travailleuse enceinte considère que le refus de la réaffecter à des tâches sécuritaires constitue une sanction dans le cadre de l’exercice de ses droits en vertu des articles 40 ou 41 de la LSST. Cela apparaît particulièrement évident lorsque la Cour suprême du Canada souligne que « ces droits ont été conçus pour permettre aux travailleuses enceintes de continuer à travailler ou, si aucun autre lieu de travail sécuritaire n’est disponible, d’empêcher qu’elles soient pénalisées sur le plan pécuniaire ».
[98] Ne tenant pas compte de cette contrainte juridique, soit d’un précédent de la Cour suprême du Canada s’imposant à lui quant à l’interprétation des dispositions en litige, le décideur n’a pas complété l’analyse à laquelle il aurait dû s’astreindre, c’est-à-dire l’analyse des motifs de refus de l’employeur quant à la demande d’affectation présentée par la salariée. Or, seul cet exercice aurait permis de déterminer si la salariée est victime ou non de mesures discriminatoires visées par l’article 227 LSST.
[99] Il est déraisonnable de conclure qu’une travailleuse enceinte bénéficie d’un droit « de demander d’être réaffectée » à des tâches sécuritaires, tout en soutenant que l’employeur n’a aucune obligation « de donner suite à cette demande ». Que vaut un droit de la travailleuse enceinte de demander d’être réaffectée à des tâches sécuritaires, si ce droit ne donne pas ouverture à une analyse du refus de l’employeur ?
[100] La salariée a raison de soulever que le décideur n’a pas analysé ses arguments principaux dans la décision, à savoir 1) « Est-ce que l’employeur a l’obligation de vérifier s’il y a un emploi disponible et sécuritaire pour la travailleuse lorsque celle-ci demande une affectation à des tâches ne comportant pas de dangers et qu’elle est raisonnablement en mesure d’accomplir ? » et 2) « si un emploi sécuritaire est disponible, est-ce que l’employeur a l’obligation d’affecter la travailleuse à ce poste ? ».
[101] De ce qui précède, le Tribunal conclut que la plainte de la demanderesse, en vertu de l’article 227 de la LSST, doit être examinée à la lumière des droits dont bénéficie une travailleuse enceinte, au sens des articles 40 et 41 de la LSST, dont le droit pour cette dernière d’obtenir une réponse motivée de l’employeur à la suite de sa demande d’affectation, afin que soit analysé le motif du refus par le décideur. »
La décision de la Cour d’appel[6]
L’employeur étant en désaccord avec la décision de la Cour supérieure, celui-ci dépose un recours à la Cour d’appel.
La Cour d’appel rejette le recours de l’employeur et donne raison à la Cour supérieure. La Cour vient réaffirmer la force des enseignements de l’affaire Dionne :
« [34] En ce qui concerne les travailleuses enceintes, la juge Abella parle d’un filet protecteur. Elle précise bien que les mesures comprennent le droit des femmes enceintes d’être affectées à d’autres tâches ou, si une telle affectation n’est pas possible, le droit de cesser immédiatement de travailler. Elle ajoute que ces droits ont été conçus pour permettre aux travailleuses enceintes de continuer à travailler ou, si aucun autre travail sécuritaire n’est disponible, de faire en sorte qu’elles ne soient pas pénalisées sur le plan pécuniaire ».
Le TAT-1 a erré en concluant que la pierre angulaire du régime est un retrait immédiat du travail et non pas la recherche d’une réaffectation afin d’être maintenue au travail dans des conditions sécuritaires.
Il importe de souligner que la Cour d’appel réitère que le droit à la réaffectation est une obligation de moyen et non pas de résultat pour un employeur :
[79] Un employeur n’a pas une obligation de résultat en matière de réaffectation d’une travailleuse enceinte ou qui allaite, mais il doit agir et prendre les moyens raisonnables pour satisfaire à son obligation de moyen. Pour ce faire, il doit véritablement considérer la demande de réaffectation et ce n’est que si celle-ci n’est pas possible que la travailleuse sera retirée du travail et recevra une IRR. Il a aussi l’obligation, le cas échéant, de faire part à la travailleuse des raisons qui font en sorte qu’elle ne peut être affectée à d’autres tâches durant sa grossesse.
Conclusion
Ce dossier sera donc retourné au TAT, lequel devra alors se prononcer sur le fond du litige et déterminer si la travailleuse a été victime oui ou non d’une sanction en vertu de l’article 227 de la LSST.
Entretemps, advenant un dossier de retrait préventif au sein de votre entreprise, nous vous recommandons fortement de documenter votre analyse et le motif vous ayant conduit à ne pas réaffecter la travailleuse.
À notre connaissance, une requête en Cour Suprême a été déposée afin de réouvrir le débat. Une affaire à suivre !
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Avis juridique
Le présent article ne constitue pas un avis juridique et a été rédigé uniquement à des fins d’information. Les lecteurs et les lectrices ne devraient pas agir ou s’abstenir d’agir en fonction uniquement de cet article. Il est de leur responsabilité de consulter une ressource professionnelle reconnue pour obtenir des conseils juridiques spécifiques à leur problématique.
[1] Par exemple, en 2025, le salaire maximum assurable à la CNESST est de 98 000 $.
[2] Ouellet et Ville de Québec (Service de police), 2022 QCTAT 5678.
[3] Les dispositions de la LSST relatives au retrait préventif de la travailleuse enceinte.
[4] Ouellet c. Tribunal administratif du travail, 2024 QCCS 621.
[5] Dionne c. Commission scolaire des patriotes, 2014 CSC 33.
[6] Ville de Québec c. Ouellet, 2025 QCCA 825.
