Juridique Lois et règlements

L’affaire Succession de Batzibal : La Cour d’appel analyse sous toutes ses coutures la notion d’accident survenu à l’occasion du travail

Le 31 juillet 2025, la Cour d’appel[1] du Québec s’est penchée sur un jugement rendu par la Cour supérieure[2], rejetant une demande de contrôle judiciaire déposée par la succession d’un travailleur, afin d’annuler une décision du Tribunal administratif du travail[3] (« TAT »). Initialement, le TAT avait statué que le décès d’un travailleur n’était pas une lésion professionnelle survenue à l’occasion du travail, confirmant ainsi une décision de première instance de la Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail (« CNESST »). Selon le TAT, la succession n’avait pas droit aux prestations selon la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles[4] (« Loi ») puisque le décès du travailleur ne constituait pas une lésion professionnelle. La Cour supérieure avait confirmé cette décision du TAT. Dans son jugement, la Cour d’appel est divisée sur la question. Deux juges (« la majorité »)[5] estiment que la décision du TAT est déraisonnable. En revanche, la juge en chef[6] est dissidente. Elle considère que cette décision est raisonnable et qu’il n’y a pas lieu d’intervenir. Qu’en est-il au juste ?

Contexte

Un travailleur agricole saisonnier, originaire du Guatemala, était à l’emploi d’un employeur. Dans le cadre de ses fonctions aux champs, il était conducteur de véhicules. Aussi, il conduisait ses collègues à l’épicerie ou à des parties de soccer en dehors des heures de travail avec l’un des véhicules de l’employeur. La journée de l’accident, le travailleur effectuait des travaux d’irrigation aux champs. À un moment donné, une crevaison est survenue sur le véhicule qu’il conduisait. Un représentant de l’employeur a réalisé la réparation du pneu avec lui. En fin de journée, le travailleur et ses compagnons de travail ont quitté la ferme pour aller jouer au soccer. Le travailleur conduisait le véhicule dont la crevaison avait été réparée plus tôt dans la journée. Avant d’arriver à destination, il a constaté que le pneu du véhicule était de nouveau dégonflé. Il a alors laissé ses compagnons sur les lieux pour retourner au garage de la ferme afin de réparer le pneu. Afin de changer de pneu, le travailleur a utilisé un « cric » appartenant à l’employeur. Or, ce cric a soudainement cédé et le véhicule est tombé sur le travailleur, entraînant son décès.

Principes juridiques

La Loi a pour objet la réparation des lésions professionnelles et des conséquences qu’elles entraînent pour les bénéficiaires[7]. Autrement dit, il s’agit d’une loi à vocation sociale. La notion d’accident du travail est définie à l’article 2 de la Loi : « un événement imprévu et soudain attribuable à toute cause, survenant à une personne par le fait ou à l’occasion de son travail et qui entraîne pour elle une lésion professionnelle ».

Pour déterminer si un accident est survenu à l’occasion du travail, il faut tenir compte des circonstances et critères élaborés par la jurisprudence. Ces critères sont des guides :

  • Le lieu de l’événement accidentel;
  • Le moment de l’événement accidentel;
  • La rémunération de l’activité exercée par le travailleur au moment de l’événement accidentel;
  • L’existence et le degré d’autorité ou de subordination de l’employeur lorsque l’événement accidentel ne survient ni sur les lieux ni durant les heures du travail;
  • La finalité de l’activité exercée par le travailleur au moment de l’événement accidentel, qu’elle soit incidente, accessoire ou facultative à ses conditions de travail;
  • Le caractère de connexité et d’utilité relative de l’activité du travailleur au regard de l’accomplissement du travail.

Il importe de souligner qu’aucun de ces critères n’est déterminant et que cette liste n’est pas jugée exhaustive.

La majorité de la Cour d’appel

La majorité de la Cour d’appel rappelle que la Loi commande une interprétation large et libérale. Elle se réfère à l’enseignement de la Cour suprême du Canada[8] pour interpréter la notion à « l’occasion du travail ». La Cour d’appel reproche ainsi aux tribunaux de première instance d’avoir cherché à établir un lien direct entre l’accident en cause et les fonctions exercées par le travailleur lors de l’accident plutôt qu’un lien plus ou moins étroit entre l’accident et l’exercice de la profession de la victime.

La majorité examine les critères discutés en regard de la preuve. L’accident a eu lieu sur les lieux du travail (garage de la ferme), après les heures de travail, alors que le travailleur n’était pas rémunéré. Le supérieur du travailleur n’était pas présent au moment de l’accident. Pour apprécier les critères e) et f), la majorité estime que le TAT aurait dû considérer les éléments suivants :

  • Quelques heures avant l’accident, le travailleur avait réparé le pneu du véhicule avec un représentant de l’employeur;
  • Cette réparation visait à permettre au travailleur de retourner aux champs pour effectuer les travaux d’irrigation;
  • Ce travailleur a ensuite tenté de réparer le pneu crevé du véhicule utilisé pour exercer ses tâches;
  • Des petites réparations sur des véhicules s’effectuaient à la ferme;
  • L’employeur dispensait de la formation aux travailleurs agricoles pour effectuer des réparations mécaniques sur du matériel et de la machinerie agricole;
  • L’objectif de l’employeur était de les former pour le futur.

Selon la majorité, ces éléments permettent de saisir le contexte dans lequel le travailleur a tenté de réparer la crevaison. Cette tentative de réparation a été effectuée avec un cric défectueux appartenant à l’employeur. La finalité de l’activité exercée par le travailleur était utile pour l’employeur, car ce dernier pouvait en retirer des bénéfices. Toujours selon la majorité, l’accident découle d’un lien plus ou moins étroit avec les tâches du travailleur. Ainsi, le TAT aurait dû rechercher ce type de lien dans la présente affaire. Les circonstances, analysées dans leur contexte, établissent un lien suffisant entre l’accident et le travail du travailleur. Considérant que l’accident est survenu à « l’occasion du travail », la majorité juge que le recours de la succession aurait dû être accueilli. La majorité de la Cour d’appel a annulé le jugement de la Cour supérieure ainsi que la décision du TAT. Ainsi, le dossier a été retourné à la CNESST pour qu’elle statue sur le montant de l’indemnité à verser.

La dissidence

La juge en chef, dissidente, estime que la Cour supérieure a correctement appliqué la norme de contrôle applicable. Son rôle consistait à réviser la décision du TAT pour déterminer si celle-ci était raisonnable. La Cour supérieure devait s’abstenir de trancher elle-même la question en litige et de substituer son opinion à celle du TAT en analysant de novo le litige qui lui est soumis, malgré la sympathie que cette affaire soulève. Pour justifier une intervention, la décision doit comporter des lacunes importantes. Ce qui n’est pas le cas dans cette cause, selon la dissidence.

Pour déterminer si l’accident était survenu à l’occasion du travail, le TAT pouvait notamment considérer les éléments suivants :

  • Le changement de pneu ne faisait pas partie des tâches habituelles ni accessoires du travailleur;
  • La réparation du pneu crevé était une activité dissociable de la conduite du véhicule;
  • Le travail de réparation n’a pas été fait par nécessité, par exemple, dans le but d’éviter un accident;
  • L’employeur n’avait formulé aucune demande de changement de pneu et n’avait aucune attente envers le travailleur ou tout autre employé à ce sujet;
  • Le travail de réparation d’une crevaison a toujours été réalisé par des garagistes professionnels à l’extérieur de la ferme.

Suivant son analyse de la preuve et du droit applicable, la juge en chef de la Cour d’appel considère qu’il n’était pas déraisonnable de la part du TAT de conclure que l’accident subi par le travailleur n’était pas survenu à l’occasion du travail. L’activité exercée par le travailleur n’était pas connexe au travail d’ouvrier agricole. Le TAT pouvait rejeter le recours de la succession.

La conclusion[9]

Pour déterminer si un accident est une lésion professionnelle survenue à l’occasion du travail, force est de constater que chaque situation est un cas d’espèce. L’ensemble des circonstances propres à une affaire doit être évalué en fonction des critères développés par la jurisprudence. Dans sa gestion quotidienne, un employeur doit clarifier le plus possible avec ses travailleurs les frontières entre la vie personnelle et professionnelle. La diligence, la vigilance et la prudence sont de mise afin d’éviter la multiplication de la reconnaissance d’accidents dans votre entreprise. Nous vous recommandons notamment de bien encadrer les travailleurs et de les informer des tâches qu’ils sont autorisés à faire, de même que de celles qui leur sont interdites. Cela peut mener à une révision de vos contrats de travail et de vos politiques internes. Il est essentiel d’établir des règles claires et cohérentes, et de les appliquer de façon uniforme et constante sur le terrain par l’entremise de vos gestionnaires.

Pour toute question à ce sujet, consultez la page de l’équipe des services juridiques sur le site Internet de l’APCHQ, ou téléphonez au 438 315-6888 ou au 1 800 463-6142.


[1] 2025 QCCA 940.

[2] 2024 QCCS 157.

[3] 2023 QCTAT 597.

[4] Chapitre A-3.001.

[5] Les honorables juges Julie Dutil et Marie-France Bich.

[6] L’honorable juge en chef Manon Savard.

[7] L’article 1 de la Loi.

[8] Nous référons au paragraphe 44 du jugement qui traite de l’arrêt Montréal Tramways.

[9] En date des présentes et à notre connaissance, aucune permission d’appel n’a été déposée en Cour Suprême du Canada.

À propos de l'auteur

Me Martin Villa et Me Maude Scallen

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